Il y a quelques décennies, une seule main suffisait au sage pour lui servir de mappemonde. Cinq empires se partageaient l’hégémonie du monde : les U.S.A., l’U.R.S.S., l’Europe, la Chine et le Japon ; deux vieux lions et trois jeunes loups aux dents longues ; deux puissances occidentales, deux orientales et une puissance hybride participant à la fois de l’Occident et de l’Orient et déjà malade à cause de cette contradiction.

Pendant au moins un quart de siècle, de 1945 à 1970, le monde avait été traversé par trois lignes principales de force autour desquelles gravitaient les phénomènes de la vie politique internationale : un empire américain aux frontières incertaines parce qu’invisibles, s’étendant, en principe, partout où le libéralisme demeurait le fondement de la pensée et de l’action économiques et politiques, un empire russe, plus traditionnel dans ses assises puisque recouvrant des territoires ou des États proprement asservis ou, du moins, vassalisés et mis en orbite, et enfin le tiers monde, c’est-à-dire cette partie résiduelle du monde échappant officiellement à l’action diplomatique de l’un ou l’autre des deux empires précédents. La répression exercée par l’U.R.S.S. en Tchécoslovaquie, l’échec des U.S.A. au Vietnam, l’expansion économique de l’Europe, l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, l’ouverture à l’Est pratiquée par l’Allemagne de l’Ouest, la mort de Lin-Piao, le rapprochement sino-japonais, l’entrée de la Chine à l’O.N.U. et la guerre indo-pakistanaise pouvaient être cités, pêle-mêle, comme autant d’événements dont chacun d’eux, pris isolément, ne trouvait son importance et son intensité que dans ses propres composantes, mais dont l’ensemble trahissait manifestement une vaste redistribution des cartes dans le jeu diplomatique. En fait, le partage du monde entre deux grands, les U.S.A. et l’U.R.S.S., et les luttes mémorables de ces deux grands autour du tapis du tiers monde semblait tout d’un coup appartenir au passé et ne devoir intéresser que les historiens.

L’U.R.S.S. avait touché ses limites. Cet empire traditionnel, qui faisait souvent penser à celui qu’avait constitué la France entre 1789 et 1815, ne pouvait désormais plus rien annexer et tout son jeu ne pouvait tendre qu’à maintenir coûte que coûte chacune des pierres de son édifice ; jeu difficile quand elle avait deux ennemis implacables : la Chine d’un côté et l’embryon d’une Europe unie de l’autre. Chaque jour qui passait vieillissait cet empire qui cachait provisoirement, tant bien que mal, ses rides. Le grand drame de l’U.R.S.S., c’est qu’elle était la seule à pratiquer un colonialisme à l’ancienne et qu’elle avait pas mal de territoires à rendre à pas mal de monde, au moins à la Chine, au Japon et à l’Europe.

Les U.S.A. paraissaient moins fragiles ; apparence trompeuse due au caractère phénicien de leur empire. Les peuples subjugués par eux n’éprouvaient déjà plus le besoin d’écrire « U.S. go home » sur leurs murs : mauvais signe. Comment pouvait-t-on s’en étonner ? Il y avait deux symptômes de la puissance yankee chez ces peuples : la sympathie pour le « G.I. » et l’attirance pour le dollar ; l’Europe voulait bien conserver encore un peu les « G.I. » mais ne voulait plus des dollars, tandis que le Vietnam voulait encore des dollars mais ne supportait plus les « G.I. ».

Le tiers monde n’existait plus, du moins sous sa forme traditionnelle. Ce qu’on appelait autrefois le tiers monde, c’était finalement tout le reste du monde, un vaste no man’s land séparant les deux géants de la planète. Ne serait-ce que géographiquement, le tiers monde n’était plus un tiers du monde depuis que la Chine, ce colosse, avait cessé d’en faire partie pour devenir à son tour un géant dont les intérêts, quoi qu’elle en disait, n’étaient plus les mêmes que ceux du Chili, ou de la Guinée, ou de l’Indonésie. Politiquement, on pouvait commencer à parler d’un sixième monde puisque les grands étaient déjà au nombre de cinq : U.S.A. et U.R.S.S., bien sûr, mais aussi Chine, Japon et Europe. En outre, et cela était sans doute l’élément le plus important, ce monde résiduel n’existait même plus dans les préoccupations des nantis. Tant que les U.S.A. et l’U.R.S.S. se partageaient l’hégémonie mondiale, il était incessamment l’objet de tendres sollicitudes et de surenchères à partir desquelles les « sous-développés » entreprenants pouvaient exercer un certain chantage rémunérateur. Les sollicitudes et les surenchères finirent cependant par devenir moins pressantes et l’on put constater une certaine amertume chez les délégués des « États en voie de développement » à la conférence de la CNCUED à Santiago du Chili.

Ainsi, la pentarchie constituée par les U.S.A., l’U.R.S.S., la Chine, le Japon et l’Europe est-elle depuis quelques années complétée par un sixième monde, pour l’instant divisé, sans cohérence, mais dont l’émergence a déjà commencé à inquiéter les cinq autres parties du monde.