Il m’arrive parfois de me laisser dire que la liberté de la pensée est un vain mot. Dans n’importe quelle société, dans la société la plus libérale, elle est au moins arrêtée et brimée par ce qu’on appelle l’ordre public et les bonnes mœurs ; surtout l’ordre public car l’Histoire peut nous montrer que la notion de bonnes mœurs est fort élastique et qu’à la limite, elle peut à peu près complètement disparaître ; mais ce qu’on nomme l’ordre public est toujours une barrière infranchissable qui enserre la pensée dans un vase clos où elle est libre, certes, mais dont elle ne peut s’échapper, pratiquement, sous peine de graves ennuis matériels pour les auteurs de ses jours.

Il est éminemment normal, juste et bon, que cet ordre public nous impose le respect d’autrui nommément désigné ; mais il est non moins éminemment scandaleux qu’il nous ligote et nous brime lorsque nous voulons nous attaquer aux corps et aux institutions ; car les corps et les institutions, bien que composés d’hommes charnels, sont avant tout des personnes morales protectrices de dogmes ; or les dogmes sont faits pour être renversés.

Il est cruel de constater, d’ailleurs, que, dans notre Droit actuel, les hommes en tant que tels sont bien moins protégés que leurs intérêts collectivement organisés : que je prenne ma plume, demain, et que je vitupère grossièrement contre le médecin X, j’aurais de grandes chances de ne pas être, pour cela, outrageusement inquiété ; mais que je m’avise, en termes polis et mesurés, de démontrer, même scientifiquement, que tous les médecins sont obligatoirement, nécessairement, les pires empoisonneurs, et j’aurais aussitôt le corps médical, puissant et unanimement craint et respecté, sur le dos. Je ne pourrais même pas, chose incroyable mais vraie, découvrir un médicament magique révolutionnant les conceptions de la médecine si je ne suis pas médecin.

Qu’est-ce alors la liberté de pensée si elle doit se contenter de bâtir des romans, des mélodrames et des historiettes respectueuses de nombreux tabous et si elle ne peut pas formuler des pamphlets ? Que restera-t-il au penseur s’il ne peut pas remettre en cause les dogmes de son temps et s’il doit se contenter de dénigrer, parfois de célébrer, les dogmes du temps passé ? Aucun être doué d’un minimum d’intelligence ne peut ignorer que l’État, la médecine, la presse, la publicité, l’industrie, le commerce… sans parler de telle ou telle association défendant agressivement telle ou telle race ou telle ou telle religion, sont des notions ou des entités qui peuvent se matérialiser d’une manière ignoble. Aucun ne peut vraiment le manifester. Nous blâmons le totalitarisme et le fascisme, qui prétendent tout régenter en vertu d’un principe unique directeur ; mais y a-t-il beaucoup de différences entre vivre sous un régime totalitaire et vivre sous les lois omnipotentes d’une mosaïque de totalitarismes ? Oui : il y a cette différence que nous avons quand même l’illusion d’être totalement libres ; libres de tourner en rond.