Platon a dit qu’on ne peut être méchant volontairement, et Alain renchérit, assurant que la volonté seule procure le bien, le beau, le vrai et le juste ; le mal, le laid, le faux et l’injuste n’étant que les conséquences du laisser-aller. Si je tiens debout, dit-il, c’est parce que je le veux, et, si je ne le veux plus, la pesanteur me charge de me faire tomber ; si je veux le bien, je fais le bien, mais, si je ne le veux point, je fais le mal par simple mollesse, qui serait la mère du vice ; proposition admirable qui montre bien que le fond de l’homme est mauvais ; proposition dangereuse aussi car qui veut constamment faire l’ange ne peut manquer de faire la bête ; et la bête par volonté est autrement ignoble que la bête naturelle ; vision optimiste de l’homme, basée sur une conception pessimiste de l’homme, et qui aboutit trop souvent à remplacer sa noirceur naturelle par une noirceur artificielle. Si l’homme se laisse aller, effectivement il devient une bête ; s’il fait acte de volonté, il devient homme. Je veux bien, mais je n’en voudrais jamais à un lion affamé, tandis que j’aurais toujours quelque rancune à l’égard de l’homme mauvais à force d’être volontaire, c’est-à-dire, selon Platon et Alain, à force de créer le bien. À force d’être propre et ordonné, on finit toujours par se comporter en bourreau, à force d’être poli par devenir hypocrite, à force de ligoter ses passions, mauvaises par définition, par devenir des juges. En vérité, la méchanceté n’est pas unilatéralement du côté de la négligence et la bonté du côté de la volonté. On pourrait tout aussi bien bâtir une excellente philosophie sur des principes diamétralement opposés : dire ainsi qu’on ne peut être bon volontairement, que seule la nature assure le bien, le beau, le vrai et le juste, le mal, le laid, le faux et l’injuste ne naissant qu’avec l’esprit d’entreprise ; et peut-être, justement, tout le mal de nos civilisations provient-il de ce qu’elles éprouvent le besoin de se tenir debout, refusant la fatalité, méprisant la pesanteur qui voudrait, selon la nature, que l’homme restât assis dans la poussière pour ainsi ne nuire à personne ; proposition non moins admirable qui montrerait que le fond des hommes est excellent ; vision pessimiste de l’homme basée sur une conception optimiste de l’homme. Jean-Jacques Rousseau a très bien compris et développé cette proposition. Son erreur a été de s’être laissé prendre à l’idée du progrès humain dans l’ordre de la matière. On s’est empressé de voir en lui un grand optimiste à une époque où l’optimisme est à la mode. Il l’était, mais pas comme nous l’entendons trop souvent. Il croyait à la bonté de l’ermite solitaire au sommet de sa colline. Nous avons feint de penser qu’il croyait à la bonté de l’homme en complet-veston affairé du matin jusqu’au soir à travers les rues de nos cités artificielles. Nous disons : Jean-Jacques est optimiste, Alain est optimiste ; en faisant semblant d’oublier qu’ils sont deux ennemis irréductibles.