L’esprit critique est un merveilleux organe qui permet de refuser l’air vicié. Qui n’a point d’esprit critique respire n’importe quoi à pleins poumons, comme ces enfants qui ne savent point fermer la bouche en présence des pires odeurs ; mais qui en a trop risque, dans certains domaines ou à certaines époques, de périr étouffé. Ce qui manquerait donc généralement à la plupart des hommes, c’est un organe bien plus délicat, bien plus subtil : une sorte de filtre, d’appareil servant à conditionner l’air, qui leur permettrait de respirer toujours fortement sans pour cela ingurgiter le moindre microbe. On reconnaît ceux qui sont pourvus de ce séduisant appareil à un air de bonté irréductible, à une assurance pleine et constante et aussi, hélas ! à l’empreinte d’un certain ennui ; un air de bonté qui n’est pas celui de l’innocence prête à respirer n’importe quoi sans jamais penser à mal, une assurance pleine et constante qui s’explique par la possibilité de transformer automatiquement les mauvaises odeurs en parfums exquis, car il y a certainement toujours une bonne essence dans un tas de déchets nauséabonds ; mais aussi l’empreinte d’un certain ennui car ce filtre magique détruit le vent de l’aventure et du risque : or, l’homme est avant tout un joueur et il n’aime pas les parties gagnées d’avance.

Lorsque j’étais enfant, j’avais pris l’habitude de retenir complètement ma respiration lorsque, d’aventure, je percevais à quelques pas, sur mon chemin, l’existence d’un déchet quelconque ; car j’avais horreur des mauvaises odeurs. Mon père me félicitait, disant que je devais conserver cette méthode et que je devais l’appliquer aux choses de l’esprit, ce qui s’appelait avoir de l’esprit critique ; mais ma mère ne manqua pas de me faire remarquer les dangers dans lesquels je pouvais ainsi me jeter : « Si tu fermes hermétiquement la bouche et bloques ta respiration devant un homme ivre, me dit-elle, prends garde que quelques pas plus loin tu ne sois obligé de passer à côté d’une charogne ou de tout autre spectacle aussi malodorant. C’est alors cependant que tu seras forcé de respirer abondamment, trois fois abondamment ». Elle avait raison : il m’est arrivé par la suite de me refuser à une doctrine ou à une idée qui me paraissait spécieuse pour m’adonner plus tard entièrement à des pensées perverses ; si bien qu’un jour, je décidai de me construire patiemment une sorte de petit filtre me permettant de respirer normalement en n’importe quelle circonstance sans pour cela être obligé de supporter de mauvaises odeurs. J’ai connu ainsi la joie la plus pure, la jouissance la plus complète ; mais je n’ai pas tardé aussi à connaître l’ennui du prisonnier dans sa tour conditionnée. J’ai compris alors qu’il me fallait agir comme ma mère, c’est-à-dire comme la nature avait voulu que j’agisse ; mais, pour ne pas tomber dans les erreurs de l’innocence enfantine qui garde la bouche ouverte quand elle contemple une poubelle, ne trouve rien à redire à l’odeur des poubelles et se contenterait très bien d’un univers de poubelles, je choisis soigneusement mes chemins et mes étapes. Je n’évite pas toujours la charogne, mais suffisamment pour ne pas m’imprégner de son odeur ; et j’ignore l’ennui du bonheur.