Le penseur est condamné à errer sans cesse sur l’océan des inquiétudes et des angoisses spirituelles. De temps en temps, il se raccroche à une idée, lui fait la cour, et s’en voit trompé. Il continue alors à errer, sans repos, le désespoir au cœur. Qu’il trouve une idée fidèle jusqu’à sa mort et il cessera de souffrir car il sera mort avant d’être mort : il ne sera plus penseur.

Le penseur ressemble un peu au « Hollandais volant ». C’est la légende dont Wagner a fait un chef-d’œuvre lyrique intitulé « Le vaisseau fantôme ». Il raconte l’histoire d’un capitaine condamné par un décret de Satan à errer sans trêve sur les mers. Un ange lui a prédit qu’il trouverait la mort s’il parvenait à épouser une femme qui lui serait fidèle. Il débarque tous les sept ans à terre et, à chaque escale, est obligé de reprendre la mer ; mais une jeune fille mystique veut enfin l’épouser. Il refuse ce salut par pitié pour cette rédemptrice. Il s’embarque. La jeune fille se jette d’un rocher pour lui prouver la sincérité de son amour. Le bateau coule. Le Hollandais est sauvé.

Ainsi allons-nous d’idée en idée, d’explication en explication, sur le voilier de l’impermanence. Régulièrement, nous abandonnons nos dieux, comme ce pauvre hollandais changeait de plage ou de port, parce que nos dieux ne sont jamais fidèles. Les plus coriaces d’entre nous, les penseurs, ne trouvent de repos que dans la mort physique, quand l’idée de cette mort est devenue si tyrannique qu’elle peut prétendre leur servir d’épouse et de métaphysique. Les autres trouvent plus ou moins facilement, plus ou moins vite, l’idée salvatrice. Certains, même, tels des animaux, la trouvent en naissant. Quand l’explication du monde les a sauvés, ils cessent d’être impermanents, ils cessent de souffrir, ils sont morts spirituellement. Ils ont, comme dit cette image populaire, revêtu la peau du vieil homme. La mort physique n’est alors plus pour eux qu’une conséquence de la mort spirituelle ; c’est une formalité qui vient homologuer une réalité déjà existante.

Si un homme pense à quarante ans ce qu’il pensait déjà à vingt ans, s’il pense à soixante ans ce qu’il pensait encore à quarante ans, c’est qu’il n’est que matière et n’a pas de fantôme. Il n’est pas un « Hollandais volant ». Il n’est pas le moins du monde penseur. Il n’a pas à être sauvé. Il n’a pas d’âme. Il n’est qu’un corps qui périra sans l’aide de personne et de quoi que ce soit. Sa vie physique ne lui aura servi à rien car il n’avait pas de problèmes, pas de rédemption à trouver ; il faisait partie du paysage. S’il a été doux, il aura été une ombre rafraîchissante où les Hollandais épuisés venaient se reposer ; s’il a été méchant, il aura été un récif acéré qui empêchait de dormir les vaillants capitaines.

Si un homme meurt sans cesser de penser, et sans même trouver l’ultime consolation de fixer ses pensées sur la mort, alors on peut dire qu’il n’est pas encore mort. Il est un fantôme de fantôme. Il est condamné à errer au delà de sa mort. Il est un grand homme, un génie.