Toute société doit nécessairement choisir plus ou moins entre une civilisation privilégiant la pensée et les arts et une civilisation du confort et du bien-être commun. Dans la première, le peuple crève souvent de faim, mais les temples sont beaux, les arts fleurissent, la pensée dépasse les frontières de l’espace et du temps ; dans la seconde, point ou peu de belles productions de l’esprit, mais chacun, jusqu’au plus misérable rejeton de la mère patrie, mange à sa faim et mène une existence aisée. Dans la première, l’élite intellectuelle est aux meilleures places ; dans la seconde, elle est ravalée au rang de la masse anonyme. Les pays européens, après avoir suivi le premier exemple, remplissant les livres d’histoire de leurs disettes et de leurs monuments, se sont mis depuis près de trois siècles à suivre le second. À la même époque, les États-Unis d’Amérique prenaient naissance ; faits par des aventuriers avides de bien-être, ils se sont engagés aussitôt dans la civilisation du frigidaire, de la voiture et de l’aspirateur, peu faits qu’ils étaient pour celle du livre, de la statue et de la symphonie.

Toute révolution voulant vulgariser le pain et le confort, comme celle des Bolcheviks par exemple, est par là-même une révolte contre le luxe de quelques uns, c’est-à-dire contre le Beau, les Arts et les Lettres ; surtout les Lettres, car les Arts, eux, n’ont contre eux que leur caractère de luxe, de choses secondaires et dispendieuses en un moment où la société recherche le vital et l’économique, tandis que les Lettres, si elles ne coûtent pas cher, menacent souvent, par leur esprit critique, la tournure même prise par la société en vertu de laquelle elles doivent se taire. Elles doivent se taire et au besoin par la force : il n’y a qu’à songer à tous les martyrs de la Pensée. Pasternak, par exemple, est mort prématurément parce qu’il pensait dans une société qui voulait manger avant de penser.

C’est un grand drame que cette impossibilité de satisfaire en même temps l’élite intellectuelle d’une société et le reste de la société. Le seul souci de l’élite intellectuelle est d’amener les autres hommes à la contemplation du Beau et du Vrai ; le seul souci des autres hommes est la satisfaction vulgaire, mais pressante, du plus grand nombre possible de besoins matériels, et, pour cela, ils n’hésitent pas, en cas de besoin, ou de colère, à obliger l’élite intellectuelle à manier la pelle et la pioche et à l’empêcher d’écrire ce qu’elle veut écrire, peindre ce qu’elle veut peindre, penser ce qu’elle veut penser. La solution ne pourrait être trouvée que dans la victoire de cette élite dans une société bénéficiant de l’abondance. On pourrait peut-être alors réaliser ce rêve : vulgariser dans la masse le goût du Beau qui ne s’achète pas.