Le cinquantième anniversaire de la déclaration de la guerre de 1914 s’est entouré d’une floraison d’articles et de discours célébrant les mérites d’un certain Charles Péguy, mort au champ d’honneur. S’il était mort simplement dans son lit, de faim et d’épuisement, comme cela se serait passé sans cette guerre, la France aurait certainement mis encore un demi-siècle, pour le moins, avant de découvrir un de ses génies ; mais heureusement pour lui, il y a eu cette guerre, où il est mort. On en avait trop parlé de cette guerre pour escamoter son cinquantième anniversaire ; et comme cela risquait de lasser un peu que de raviver des souvenirs cent fois remis sur le tapis, on s’est soudainement avisé que ce petit homme chétif, débile poète et fou innocent (bien que criard), que ce petit homme qui était tombé en cette année 1914 pouvait bien, après tout, avoir mérité quelques louanges posthumes pour ses phrases échevelées et ses vers mystiques. On s’est donné le mot d’ordre et voilà comment l’anniversaire d’un événement mondial essoufflé à force d’être fêté s’est transformé en événement littéraire de premier ordre. Des journalistes soudainement enthousiastes ont entrepris de délayer quelques résumés, exhumés d’on ne sait où, sur la vie et l’œuvre du paria. Des personnalités gouvernementales et paragouvernementales on pleuré d’émotion en lisant des discours dithyrambiques (On se serait cru à l’Académie française). On lui a même fait les frais de plusieurs émissions radiophoniques dans lesquelles des actrices ont massacré passablement quelques uns de ses vers (Il ne faut pas trop leur en vouloir, elles n’en n’avaient jamais lus auparavant ; on ne leur avait jamais ordonné de réciter du Péguy). Sa tombe a été recouverte entièrement de fleurs. Enfin, les éditeurs aidant, bientôt Péguy va devenir un best-seller et l’on assistera peut-être au spectacle de toute une rame de métro remuant silencieusement les lèvres d’un air entendu. L’humanité médiocre est sans vergogne. N’aurait-il pas été plus décent d’attendre quelques siècles ? Au moins les découvreurs de ce grand génie auraient-ils pu sans honte, innocemment, accuser ses contemporains d’infamie et de bêtise ; car, enfin, ils l’ont bien laissé crever de faim ! Et ces hommes creux qui l’encensent aujourd’hui, ne font-ils pas encore partie du « ils » ? Et ne dirait-on pas ainsi qu’on a attendu sa mort pour lui tresser des couronnes hypocrites ? Et ceux qui l’ont vu partir en Quatorze, lui auraient-ils donné, à défaut de guerre, du pain, de l’encre et du papier ? J’ai entendu, à la radio, ânonner une petite imbécile ; j’ai entendu un politicien bien petit faire les louanges d’un géant qu’il n’avait peut-être jamais regardé ; j’ai parcouru les articles de quelques écrivassiers sur commande ; j’ai déjà vu s’amonceler dans les vitrines un tel nombre de volumes de et sur Péguy que ce pauvre homme en aurait eu, s’il en avait seulement aperçu la centième partie, la tête chavirée ; et je suis écœuré ; et jamais je n’ai autant compris que le monde littéraire pouvait se prostituer.