La médecine recule l’âge de la mort en ce siècle qui n’aime pas les vieux. À trente ans, un homme n’a plus aucune chance de réussite et il a encore, au moins, cinquante ans à vivre, à se traîner, inutile et ennuyé, parmi la foule de plus en plus compacte des retraités. Heureusement, la faux de la mort accidentelle est là pour réparer des ans l’irréparable ennui. Courte jeunesse, donc courte préparation, donc courte flamme ; longue vieillesse, donc longue décrépitude, grosse fumée pour si peu de feu. Certains, il est vrai, s’enduisent de phosphore, d’une sorte d’opportunisme, telles ces vedettes de cinéma qui finissent en douairières après avoir longtemps joué les femmes mûres. D’ailleurs, il faut convenir que l’extrême vieillesse est aussi prisée que l’extrême jeunesse : les nouveaux auteurs de plus de quatre-vingt ans sont presque aussi nombreux que les petits génies de vingt ans ; mais qu’il est difficile de meubler efficacement ce long espace de temps entre le poil au menton de l’adolescent et la barbe blanche du croulant ultra décati. À quoi peuvent bien servir, de nos jours, les hommes de quarante ans ? Mystère !

Les vagues des générations se succèdent à des intervalles de plus en plus réduits. Ce sont de petites vagues, prétentieuses et fort ridicules ; et les vieux débris qu’elles entraînent avec elles veulent jouer à la grosse épave mais n’y parviennent pas. En fait, il n’y a plus de tempêtes. À qui la faute si ce n’est au vent ? Au vent de l’idéalisme que les démiurges de la science moderne ont condamné à rester enfermé dans une outre. Après avoir très tôt participé de telle ou telle vaguelette, nos élites s’endorment sur le sable fin du confort de la réussite ou dans la vase épaisse de l’échec. Ils attendent… Qu’attendent-ils ? La vieillesse, l’extrême vieillesse, bien sûr, qui leur permettra peut-être une seconde fois de faire un peu, si peu, de bruit. À moins qu’ils n’attendent l’accident bête qui les expulsera de ce monde d’ennui.

Certains d’entre eux attendent la barque d’un autre Ulysse chargé, par des dieux favorables aux hommes, de veiller sur l’outre du vent. Qui sait ? Peut-être cet autre Ulysse existe-t-il de par le monde. Peut-être sa barque fendra-t-elle nos eaux fétides. Je le vois grand, fort et courageux ; et stupide, naturellement ; assez stupide du moins pour avoir l’idée d’ouvrir l’outre et laisser ainsi s’échapper le vent purificateur et père du mouvement, le vent brasseur d’idées et régénérateur des hommes. Nous en avons assez de ces écoles éphémères de puceaux et de ces asiles classiques de vieillards. Nous voulons des hommes, des vrais, sinon des grands. Il est bien difficile de n’avoir plus vingt ans dans ce monde puéril à force d’être sénile.