Il était une fois un merveilleux pays où régnait dans ses moindres recoins une paix et une sérénité incroyables. Toute sa population faisait chaque jour preuve d’une gentillesse et d’une réserve à toute épreuve. Les divorces et les désaccords de toutes sortes s’y réglaient à l’amiable. L’armée et la police passaient le plus clair de leur temps à organiser des bals et des rencontres culturelles. Dans ce pays merveilleux, il n’y avait point de journalistes. Les journaux et les chaînes de télévision se consacraient exclusivement à raconter de belles histoires romanesques et touchantes ou à relater des voyages dans des îles paradisiaques.

Malheureusement, un jour, une citoyenne de ce beau pays perdit complètement la tête et, lors d’une dispute avec son compagnon, tua ce dernier avec un couteau. Les voisins de ce couple étaient naturellement atterrés. L’un d’entre eux, qui était un ami fidèle de la victime, alla voir le rédacteur en chef du journal local et le supplia de relater cet atroce événement. Le rédacteur hésita longtemps, mais finit par accepter de faire ce travail. Il rédigea un article où était narré, avec force détails, ce crime odieux. Il alla ensuite voir un directeur de chaîne qui accepta, lui aussi, de rendre compte de l’événement. Tout un peuple put ainsi être mis au courant de cette atrocité. Du même coup, une autre malade mentale pensa qu’il était de son devoir d’assassiner son mari qu’elle soupçonnait de lui être infidèle. Les médias naissants rendirent également compte de ce fait divers.

Au bout de quelques années, on ne pouvait plus compter le nombre de journalistes dans ce pays maintenant en proie à une contagion de crimes, de méfaits de toutes sortes. Le peuple passait une bonne partie de son temps devant la télé où était chaque jour relaté tout le sang qui avait coulé la veille. Les agences de publicité étaient aux anges car, entre deux faits divers douloureux, elles pouvaient faire parader les boissons à la mode, les parfums supposés exquis, les aliments en boîte, sans parler des aspirateurs et des couches pour bébés. Hélas ! Tout commençait à empirer et à se multiplier. Les assassinats, les suicides, les vols à main armée, les maladies mentales des drogués, les accidents ferroviaires, routiers et aériens se succédaient à une cadence effrénée.

Un jour, n’y tenant plus, le chef d’État de ce beau pays devenu si douloureux décida que cela suffisait comme cela. Il convoqua les représentants des journaux et des chaînes de télévision et leur intima de cesser leur horrible travail sous peine d’une censure impitoyable. Que croyez-vous qu’il advînt ? Le chef d’État fut tellement assailli par la relation de ses moindres défauts qu’il finit par démissionner. Dans ce beau pays jusque-là sans médias, le quatrième pouvoir venait de naître.