Il n’y a pas de science, il n’y a que des générations de savants, êtres éminemment orgueilleux et jaloux, si bien que chaque génération se moque de la précédente et envie celle qui est à naître. Cette proposition, quelque peu hâtive et générale, se vérifie pleinement dans la branche particulière de la médecine, par exemple. Elle est vraiment incroyable la fatuité de ces gens qui se moquent de la médecine ancienne ou, plutôt, qui nient l’existence, dans le passé, d’une véritable médecine. Ils parlent des médecins de Louis XIV comme de charlatans et de mystificateurs. Ils se moquent de la médecine ancienne et étalent avec vantardise leurs dernières découvertes à eux, leurs travaux et leur savoir, savoir que les patients respectent profondément. Ce respect est d’ailleurs la seule chaîne qui puisse prétendre relier les élucubrations scientifiques : à chaque siècle, les savants énoncent des imbécillités, se moquent de celles des siècles passés, mais le commun des mortels continue à en faire des héros et à les encenser. Il n’y a pas de science, mais il y a un esprit scientifique et un respect de cet esprit, comme il n’y a pas d’immoralité mais un esprit du mal et une crainte du mal.

Il vient rarement à l’esprit de l’homme de la rue de se dire, en parlant des savants : « Puisqu’ils nous disent que ceux d’avant étaient de fieffés coquins ou de piètres crétins, qui me dit qu’eux-mêmes ne sont pas aujourd’hui ce qu’ils reprochent d’être à leurs prédécesseurs d’hier ? Puisque la saignée est considérée aujourd’hui comme une hérésie, qui me dit que demain l’usage des antiseptiques ne fera pas sourire les médecins de l’an 2050 ? ». Il n’y a pas de science parce que les savants eux-mêmes escamotent la science et en font une ombre mystérieuse : ainsi, les erreurs d’hier ne sont pas celles de la science, mais seulement celles de ses serviteurs. C’est un peu comme si les ministres d’aujourd’hui nous disaient, d’ailleurs ils ne s’en privent pas : « Vous savez, la Politique, ça existe. Les rois et les courtisans, avant, étaient des coquins ; mais ça n’empêche pas que la Politique a toujours existé ! Seulement, ils ne la pratiquaient pas sincèrement comme nous. Cela existait à l’époque, seulement ils passaient à coté ». Cette mascarade dure depuis plus de deux siècles et depuis plus de deux siècles l’homme de la rue grommèle en allant voter ; mais il vote quand même, persuadé de son « devoir » envers « la » Politique, comme le malade est persuadé de son salut en allant trouver un homme en blouse blanche.

Ce qui demeurera toujours, c’est la magie. Elle a changé de nom : elle s’appelle maintenant la science. C’est en ce sens seulement que l’on peut parler de science et c’est dans le sens de magiciens, ou de sorciers, que l’on peut parler de savants. Il n’y a pas de médecine, mais il y a une magie médicale ; il n’y a pas de science politique, mais il y a une magie politique. Il y aura toujours une masse innombrable de pauvres âmes simples qui feront le bonheur des magiciens. Les peuples sont de grands enfants. Leurs pères sont d’abominables parents qui ont intérêt à leur faire croire à l’existence du père Noël pour qu’ils restent tranquilles.