Y-a-il un rapport entre la collectivisation de plus en plus poussée de nos mœurs dans nos immenses cités surpeuplées et la criminalité ? Certains l’affirment et l’on serait tenté d’y souscrire immédiatement lorsqu’on parcourt simplement les quotidiens : leurs pages sont pleines d’assassinats sauvages, de viols, de vols audacieux. On est pris à la gorge par une atmosphère criminelle et sadique au point de se tourner instinctivement vers soi-même pour sonder les possibilités qui se trouvent en nous de défrayer un jour la chronique de manière aussi effrayante. Certains l’affirment, mais ils mettent surtout l’accent sur la criminalité professionnelle ou franchement démentielle. Or, il y a eu des gangsters et des fous furieux à toutes les époques et ce n’est pas parce que l’information moderne suit à la piste les moindres activités de ces engeances pour en rendre un compte-rendu exhaustif et fidèle que nous devons les compter en surnombre par rapport aux siècles où le reporter n’existait pas. La cour des miracles du Paris moyenâgeux était aussi bien pourvue et active que nos « milieux » du vingt-et-unième siècle ; mais là où il y a réellement surnombre, c’est dans le domaine de ce que l’on peut appeler la criminalité occasionnelle, c’est-à-dire celle de l’individu qui tue brusquement, un jour, sans raison suffisante, et passe ensuite le restant de ses jours à se demander pourquoi il a fait cela et qu’est-ce qui a bien pu se passer en lui à ce moment. Telle l’histoire authentique de ce jeune homme qui, en 1964, rencontre, à bord de sa voiture, une jeune fille de sa connaissance, l’invite à faire une petite promenade en forêt, essaie de l’embrasser, la fait fuir, la voit se blesser grièvement en tombant sur un tas de pierres contendantes, et, pris subitement de peur ou de folie, la massacre impitoyablement avec tout ce qu’il a sous la main, puis vole les quelques billets que sa victime avait sur elle en pensant peut-être faire croire à un acte de maraudeur. Cette histoire ressemble étrangement à ce qui se passe parfois en nous lorsque nous nous amusons à manipuler avec insouciance un objet ou un document, par exemple, que nous savons précieux comme la prunelle de nos yeux. L’irréparable advient et nous demeurons consterné de notre légèreté pour ainsi dire sadique. De tels crimes et de telles négligences, à quoi sont-ils dus sinon à une crise de personnalité dans un milieu où notre destin semble étroitement contingenté et dicté par le poids que fait de plus en plus peser la société sur les actes et les pensées de l’individu ? Nous pensons mécaniquement les idées et nous esquissons mécaniquement les gestes de l’homme conditionné. Parfois, un sursaut d’individualisme s’empare de nous et nous nous entendons murmurer : « Et si je mettais le feu au palais de justice… », ou bien : « Et si je tuais purement ou simplement un tel… », ou encore : « Et si, après tout, je profitais de la cohue pour glisser mes mains sous la mini-jupe de cette fille splendide… ». Nous nous disons : « Apparemment, je suis pour eux, et comme eux, un matricule ; il suffirait que j’aie un peu de courage pour leur montrer la puissance qui est en moi. ». C’est un instinct de destruction dans un monde où l’homme ne peut plus prétendre opérer une création à lui tout seul ou n’a plus envie de créer quoi que ce soit, tout étant prévu d’avance et organisé d’en haut. C’est un instinct de sauvagerie : une fois le pas de la criminalité franchi, le criminel ne peut opérer que sauvagement pour paraître original dans un monde où tout étouffe la nature, comme le bitume étouffe les herbes folles. La civilisation est tellement propre et rangée que nous ne saurions retenir de la nature que son aspect sauvage.