Ne commence jamais ; si tu commences, ne t’arrête jamais : proverbe admirable qui nous vient de Chine et qui m’obligera à terminer cette page trop blanche à mon gré. Ne commence jamais : il y certainement des hommes qui n’ont aucun désir d’entreprise ; ce sont les simples d’esprit et les esprits supérieurs. Le simple d’esprit ne sait pas combiner et les combinaisons mentales de l’esprit supérieur vont tellement loin dans la projection de l’édifice que celui-ci est déjà vu détruit et réduit en poussière. Ne commence jamais : les hommes d’action mépriseront toujours ce morceau de proverbe. Ils ont tort car il leur est très utile. Il leur permet de freiner leur ardeur, de ramasser et d’étudier leurs forces, de se bien concentrer sur le deuxième volet du diptyque qui est : si tu commence… « ne t’arrête jamais ». Le « Ne commence jamais » était le sommet de la sagesse, de cette contrée mystérieuse où les fous et les génies cohabitent fraternellement ; mais, comme la plupart des hommes ont mangé la pomme de l’action, il fallait bien que la sagesse descende sur terre et que de l’esprit d’entreprise bouillant, fiévreux et remuant, elle fasse jaillir des édifices cohérents. Tu as péché contre toi-même, sans le savoir, en commençant ; mais au moins l’interdiction de commencer t’a-t-elle fait choisir avec précaution le terrain du péché. Maintenant, que ce terrain ait été bien choisi ou non, tu l’as ensemencé, il faut le cultiver et lui faire produire jusqu’à épuisement. Tu as commencé, soit ! Eh bien maintenant ne t’arrête jamais ! Si tu t’arrêtais, tu serais ridicule devant le squelette pourri de ton projet ; c’est un peu ta mort et ta pourriture que tu contemplerais.

L’homme parfaitement heureux, c’est le pauvre hère allongé sous un arbre et qui ne sait pas quoi faire de ses dix doigts ; c’est aussi l’ermite sage qui ne veut rien faire de ses dix doigts. Que ces deux hommes se lèvent et ils perdront l’Éden. Ils sentiront alors très bien la pesanteur de leur corps et la terre sous leurs pieds. Ils auront encore une chance : c’est de ne jamais aller se rasseoir dans l’herbe qui ne pourra être alors que l’herbe de l’indétermination, du doute qui ronge, en un mot de la peur. Quant l’homme a quitté son arbre, mieux vaut alors pour lui de consacrer toute sa vie à une collection de boîtes d’allumettes plutôt que de connaître ces tristes intermittences entre deux grands projets. Descartes, qui n’était pas un esprit supérieur puisqu’il aurait souri du « Ne commence jamais », connaissait cependant toute la valeur du « Ne t’arrête jamais » ; mais combien il est difficile à l’occidental de respecter cette maxime ; car, pour ne pas avoir compris l’importance du premier volet, nous ne parvenons pas souvent à respecter cette marche rectiligne dans la forêt que Descartes nous recommande vivement. Ne commence jamais : rien de tel que cet admirable impératif pour faire de notre vie une plaine sans danger et sans obscurité et où, le moment de la défaillance venu, il sera aisé de ne plus s’arrêter.