Peut-on écrire pour la postérité, c’est-à-dire peut-on écrire en pensant, ni au lecteur d’aujourd’hui, ni à celui de demain, mais à un lecteur éternel ? Question obsédante, question d’idéaliste. Elle ne vient qu’à l’esprit de celui qui n’aime pas la société où il vit : quand on est satisfait de son cercle, on s’intègre à lui, on pense comme lui, et, si l’on écrit, on écrit pour lui. Dans le cas contraire, on ne peut écrire ni pour des gens qui sont morts, même si on les vénère, ni pour des gens qui ne sont pas encore nés, car on ignore qui ils seront. Alors on pense à la postérité, c’est-à-dire qu’on essaie de sortir de son siècle en élaguant l’actualité, le contingent (ou ce qui nous paraît tel), le périssable, le transformable. Quand on pense trop à la postérité, on risque ainsi de verser dans la stérilité. C’est notre idéalisme qui nous y pousse, ou notre orgueil, qui est souvent la même chose : l’orgueil de la durée, de l’éternité, ou presque, l’orgueil de l’estomac creux mais de la tête haute, l’orgueil du sacrifice désintéressé (ou presque), l’orgueil des non-compromissions avec ses contemporains, l’orgueil de la postérité !

Cet orgueil-là, il ressemble étrangement à celui de l’homme qui ne veut pas se contenter d’être le premier dans son village… C’est avec cet orgueil-là que l’on bâtit les plus belles œuvres. C’est aussi celui avec lequel on a le plus de chances de se tuer. C’est un orgueil de coup de dé ; j’ai le choix entre deux solutions : je peux écrire pour mes contemporains, et en être grassement payé, car je les connais, je sais ce qu’ils veulent lire, ce qu’ils attendent d’un écrivain ; et alors rien n’est plus simple avec du talent : il suffit de se mettre aux écoutes, son crayon passé sur l’oreille, son papier à la main, et d’inscrire la commande, tout comme un épicier ; mais si le démon du génie éternel s’empare de ma plume, alors je joue aux dés. Je mets sur le tapis mes souffrances, c’est-à-dire la pauvreté, la honte, l’insuccès, le travail acharné, la médiocrité. Avec un peu de chance, je peux gagner la postérité. L’ingrate, elle est souvent capricieuse et couronne souvent les épiciers. Ceux-là, on peut dire alors d’eux qu’ils ont gagné sur tous les tableaux.