Polyeucte est certainement le chef-d’œuvre de Corneille comme l’a montré souverainement Charles Péguy ; non seulement de Corneille, mais de tout le théâtre classique. On dit souvent que, si Racine a excellé dans l’étude dramatique des passions humaines, Corneille est avant tout le maître du héros et de la vertu. Il ne pouvait cependant pas célébrer l’héroïsme et la vertu sans les faire combattre et les faire triompher des passions humaines : si Pauline est si belle, c’est parce qu’elle doit lutter de toutes ses forces contre son amour, contre le commun ; si Polyeucte est si grand, c’est d’abord parce que ses tendances humaines et les situations dans lesquelles il se trouve placé l’entraînent vers la petitesse ordinaire ; et on peut apprécier davantage cette étude négative des passions, cette étude sous-entendue par celle de leur contraire, que celle, directe et positive, de la manière racinienne.

On dit souvent aussi que Racine est bien plus réaliste que Corneille. Cette appréciation doit être subordonnée à une option préalable : le réel humain est-il fait de déterminisme ou de libre arbitre ? Suivant la réponse à ce problème, on pourra alors différemment comparer les deux maîtres quant au réalisme de leurs drames. Si l’homme est étroitement déterminé, alors, indubitablement, Racine est réaliste : ses personnages, malgré et à cause de leurs passions, s’engouffrent toujours en effet dans la voie qui leur est tracée ; ceux de Corneille, au contraire, pleins de volonté et de raison, dominateurs de leurs tendances, sont des héros et des utopies. Si l’homme est libre, alors Polyeucte est réel et Bérénice une pauvre fille.

Quoi qu’il en soit, et par tempérament, je préfère Corneille ; et ceux qui préfèrent Racine ne peuvent également se décider que par tempérament ; car les deux théâtres sont d’aussi bonne qualité, à quelques nuances près. Dans l’un comme dans l’autre toujours existe ce génie qui donne au spectateur le sentiment révélateur d’une plénitude, d’un achèvement parfait, d’un monde complet qui se suffit à lui-même ; pas de scènes creuses, pas de vulgarité, pas d’autodestruction ; une sobriété magnifique et pourtant lourde de sens et de joie, qui fait songer à quelque symphonie de Beethoven ou à quelque tableau de Delacroix ; une harmonie totale qui, loin d’être tributaire de l’extérieur, ou envahie par lui, le repousse au contraire par la grâce de sa perfection et le souffle de son génie.