Si l’on considère que la renommée constitue le but suprême de la plupart des hommes et si l’on considère également que, dans le monde actuel, c’est la Presse qui fait et défait les renommées, on peut en déduire, par un syllogisme qui n’a rien de spécieux, que la Presse est actuellement l’institution la plus puissante au monde. Elle ne cesse pas d’ailleurs, depuis la première gazette parue, d’entreprendre sa conquête croissante par un progrès parallèle de ses moyens : la télévision est le dernier-né de ces moyens et elle est sans doute le plus efficace. Les hommes en place se bousculent devant sa porte pour demeurer en place. Les anonymes n’ont qu’un rêve : paraître devant le petit écran, ne serait-ce qu’une seule fois dans leur vie, à n’importe quel titre, à n’importe quel prix. Que vous soyez un homme puissant ou misérable, que vous soyez beau ou laid, jeune ou vieux, abject ou vénérable, vous n’aurez d’ascendant sur les autres que si la Presse le veut. Elle a sur vous, sur votre renommée, droit de vie et de mort. Ses gens sont tout puissants : véritables laquais d’un monarque oriental, ils distribuent et retirent souverainement honneur et dignité, valeur et argent, respect et célébrité. Ils pénètrent chez vous sans se faire annoncer, inspectent votre linge qu’ils noircissent ou blanchissent selon leur volonté. Vous n’osez les chasser car plus ils vous ont donné, plus vous craignez qu’ils ne vous ôtent. Ainsi voit-on des hommes habituellement fiers, orgueilleux et méprisants, s’abaisser piteusement devant des malotrus, gens de sac et de corde, tout simplement parce qu’ils ont eu le tort de naître ambitieux. Vous pouvez d’ailleurs avoir commis mille forfaits : si la Presse vous aime, vous serez élevé ; vous pouvez avoir été irréprochable : si la Presse ne veut plus de vous, elle trouvera toujours le moyen de vous rabaisser. Un mouchoir perdu imprudemment et trouvé dans un mauvais lieu, ou une lettre fabriquée de toute pièce, fera très bien l’affaire. Le jour où vous en aurez assez de danser ainsi sur une corde raide, incertain de votre passé aussi bien que de votre avenir, il vous restera encore, certes, une solution si vous répugnez vraiment à retourner dans la noirceur de l’ombre : ce sera de vous faire baptiser par la Presse, d’y entrer, d’en devenir un membre, un serviteur plutôt, un laquais avec ou sans livrée. Vous serez alors puissant dans la sécurité et stable dans la renommée ; mais prenez garde : en échange on vous demandera de perdre l’odorat et la blancheur de vos mains et de répudier toute délicatesse, condition sine qua non pour faire votre métier de blanchisseur et de teinturier. Il est vrai que vous aurez ainsi le privilège des lavandières : celui de connaître les dessous les plus intimes du monde beau ou laid.