Il y deux raisons de pâlir chez une civilisation : sous l’effet d’un choc brutal venant de l’extérieur ou à cause d’une maladie qui lui ronge sournoisement les entrailles. La première est le fait de l’étranger, d’une barbarie étrangère : une bonne invasion de Vandales et voilà des chefs-d’œuvre pillés, des trésors saccagés, des élites brimées. L’histoire a connu de nombreuses répétitions de ce fait divers. Souvent, l’accidenté s’en est très bien sorti. Il a réagi et, comble de bonheur, il a pu mettre de son côté son agresseur pour relever ses édifices, panser ses plaies, boucher ses trous et s’élancer de nouveau vers l’épanouissement. Souvent le barbare est devenu ainsi civilisé et le monde n’a rien eu à perdre, tous comptes faits, dans ce choc brutal. La seconde est un virus qui a son siège à l’intérieur, une véritable maladie qui fait dépérir insensiblement les plus fortes constitutions, une gangrène sourde qui fait périr un à un les divers domaines du Beau et du Spirituel, sans espoir d’en sortir, de vaincre le bacille ; parce que celui-ci est bien vite partout sans qu’on sache jamais exactement où il se trouve. L’histoire, qui ne s’occupe vraiment que de ce qui vit toujours et a un prolongement dans notre vie présente, est assez muette sur ces cas de mortalité.

Il existe chez nous un nombre important d’hommes qui ont entrepris de détruire systématiquement, de l’intérieur, tout ce qui a fait la grandeur et le bonheur de notre civilisation. Ils ne donnent pas franchement des coups de hache à la peinture, comme le ferait un Vandale, ou un paysan désireux de se procurer ainsi de la toile, ils s’y installent au plus intime et, dans cette position de ver ou de microbe, la rongent impitoyablement. Ils ne crachent pas publiquement sur les livres, ils en écrivent de pourris, espérant par là-même gâter toute la littérature. Ils ne se bouchent pas les oreilles pour oublier les accents de la musique, ils jouent incessamment du tambour comme le faisaient les sans-culottes pour empêcher Louis XVI de faire ses adieux. Ils ne brisent pas la sculpture, ils se font sculpteurs. Ils ne violentent pas la Beauté, ils l’épousent cyniquement et la dégradent à leur aise dans l’intimité et sous le couvert du mariage.

Il existe chez nous un nombre important d’hommes qui ont entrepris d’être la maladie qui ronge sournoisement les entrailles de notre civilisation. Ils pourrissent ses cellules comme un cancer avide, tissent leurs toiles d’araignées puantes dans chacun de ses organes et ripaillent férocement sur ces débris sanglants.

Vermine installée sur l’autel, ils ont si bien contaminé le temple qu’aucun fidèle ne peut y reconnaître ses saints. Puisse une bonne invasion de Vandales mettre le feu à notre pourriture et porter à nos flancs le coup du chirurgien. C’est notre seule chance de salut avant qu’il ne soit trop tard. Peut-être pourrons-nous ainsi nous débarrasser de ce pus infect que sont nos amuseurs publics.