Le 6 août 1945, il est un peu plus de huit heures du matin à Hiroshima, sur la côte sud de l’île japonaise de Hondo. Un avion rôde à haute altitude au-dessus de cette ville de près de trois cent mille habitants qui s’apprêtent à vaquer à leurs occupations. Il s’agit d’une forteresse volante américaine, un B29 baptisé « Enola Gay ». À son bord, le colonel Paul Tibbets va donner l’ordre de larguer une bombe d’un nouveau genre testée trois semaines auparavant dans le désert du Nouveau-Mexique, sur le terrain de la base aérienne d’Alamogordo. Ce virtuose du B29 avait-il la moindre idée sur les conséquences lointaines de son ordre ? Pouvait-il seulement prévoir, et avec lui les savants Einstein, Fermi, Oppenheimer et le président Truman, que la bombe larguée très exactement à huit heures et quinze minutes tuerait en même temps soixante-quinze mille civils japonais et blesserait près de cent mille personnes ? Trois jours plus tard, le 9 août 1945, l’équipage américain chargé de lancer une deuxième bombe sur Nagasaki aura, lui, une idée un peu plus précise sur les ravages attendus et sur la réaction japonaise. Après quarante mille nouveaux morts et autant de blessés, le 10 août 1945, le Japon demandera la paix. Quand on commémore l’anniversaire de la destruction d’Hiroshima et de Nagasaky, les blâmes et les reproches pleuvent ; mais sur qui ? L’adoration de la science et de sa fille, la technologie, est fortement ancrée dans les esprits et personne ne songe à les condamner. Les uns jugent sévèrement le peuple américain et parlent de génocide. Les autres reprochent aux Japonais d’avoir acculé l’Amérique à l’emploi d’un tel procédé en refusant obstinément de déposer les armes. Certains, même, remettent tout le monde à sa place en considérant ce crime comme un effet particulièrement atroce de la guerre, qui serait donc seule responsable. Personne ne semble vouloir remonter à la source, comme d’habitude ; comme pour n’importe quel assassinat de droit commun. Quand un homme enfonce un poignard dans la poitrine d’un autre homme, on cherche à savoir si l’assassin était méchant ou si la victime avait poussé à bout l’assassin, on se demande comment supprimer les crimes en eux-mêmes ; mais personne ne montre du doigt le fabricant de poignards, personne n’osera l’accuser. Le fabricant et, en amont, l’inventeur sont des personnages tabous. Le pilote de l’avion fatal a péché, certes, en acceptant d’obéir et de lâcher sa bombe ; encore a-t-on dit qu’il n’était au courant de rien et qu’il est ensuite devenu fou quand il a su. Les hommes qui ont conseillé Truman ont failli au devoir d’humanité, certes ; et Truman lui-même s’est montré bien léger. L’empereur du Japon et les officiers de l’état-major japonais ne sont pas totalement irresponsables, on l’admet aisément ; et la guerre est naturellement un fléau qu’on ne condamnera jamais assez ; mais, finalement, qui a conçu et fabriqué la bombe ? La science en général et quelques savants en particulier, notre religion et certains de nos prêtres. Einstein ne s’y trompait pas. Il se savait responsable. Depuis ce jour, il ne s’est jamais pardonné d’avoir été un savant au lieu d’être ce qu’il était avant tout : un poète. Einstein a compris qu’il avait été la main d’un dieu mauvais, sournois et sot : la Science ! On a brûlé Copernic parce qu’il disait que la terre était ronde et tournait. Il y aura un temps où les successeurs de Copernic brûleront les poètes et les religieux qui soutiendront que la science est mauvaise pour l’homme. Il y aura aussi un temps où une catastrophe effroyable s’abattra sur les hommes. Hiroshima n’aura été qu’une manœuvre paisible. La science ne cesse de cracher en l’air. Elle crache des champignons et des fusées. Gare à la pesanteur !