Aux premières lueurs du jour, le père Joanny traversa alertement la cour de la ferme et pénétra dans l’étable pour s’assurer que tout y était en ordre, comme il l’avait ordonné la veille. Un long moment, il caressa la croupe de Blanchette, sa jument préférée, qui hennit de plaisir, puis s’en alla réveiller Saïd qui couchait dans un réduit contigüe. Le khammès, levé aussitôt, vint dans l’étable pour prendre les jougs servant à accoupler les bœufs. Dans la cour, un charriot, chargé la veille de quelques caisses d’outillage et de mobilier, tendait son timon à l’attelage.

Quand tout fut prêt, le père Joanny disparut derrière les bâtiments et, à deux cents mètres de là, gravit un petit tertre d’où il pourrait dominer toute l’étendue de cette terre qu’il avait tant aimée. Il parcourut du regard les sillons fraîchement tracés, le rectangle couleur de rouille où se cachaient encore les noirs grappillons ; il scruta le verger tout mouillé de rosée et, soudain, ses yeux fixèrent un point sur l’horizon brumeux. En cet instant, tout le passé envahissait son âme.

Il revoyait ce matin d’automne de 1909 où, dans l’insouciance de sa jeunesse, il avait dit adieu à ce village algérien, en laissant derrière lui la petite concession de ses vieux parents, fameux pionniers de cette époque cruciale de 1849. Comme tant d’autres, il s’était tourné vers la Tunisie, cette terre d’élection qui réclamait des bras vigoureux pour la défricher.

Dans la plaine de Giombalin, presque en bordure de la route secondaire qui relie Nabeul à Tunis, il avait planté sa petite maison blanche sur cent hectares d’une terre couverte de thym et de jujubiers sauvages.

Il ne pouvait évoquer ce premier contact sans sourire encore de l’effet d’ébahissement qu’avaient produit sur Saïd les reflets métalliques d’une mine de « Djebel Reças » au soleil de midi. Avec force, il avait fallu persuader le khammès que la montagne d’argent n’était que du pauvre plomb. Brave et fidèle Saïd qui avait manifesté un tel désir de le suivre dans sa pérégrination qu’il n’avait pu résister de l’emmener avec femme et enfants. C’est dans cette petite dépendance contigüe à l’étable qu’il les avait installés le mieux possible.

Les années s’étaient écoulées dans un travail opiniâtre, en tournant et retournant la glèbe, jusqu’à ce qu’elle eût rendu ce qu’on attendait d’elle. Au prix de tels efforts, la réussite était venue, puis la vieillesse et l’immense douleur de perdre la compagne de ses bons et mauvais jours. Certes, ses enfants lui auraient été une douce consolation si ces deux solides gaillards n’avaient voulu s’affranchir de la tutelle paternelle pour aller bâtir leur domaine, quelque part dans la plaine de la Mitidja. Doucement, ce septuagénaire voyait s’étendre une ombre de tristesse sur cette terre qui lui paraissait, maintenant, immense.

Bientôt, une obsession le tenailla et, en dépit des objurgations de ses fils, il vendit son domaine ; mais, après les regrets, ce fut la tourmente et l’idée lui vint de quitter le pays. En Provence, n’y avait-il pas le village où il avait vu le jour ! Un petit jardin autour d’une maisonnette… les parties de pétanque du dimanche sous les platanes… tout cela ne l’attendait-il pas avec l’affection d’un vague parent et de bons amis ?

Ce jour-là était arrivé puisque, dans quelques heures, il mettrait pied sur le navire qui l’emporterait loin du passé. Les tièdes rayons du soleil commençaient d’inonder la campagne. Dans le ciel, les oiseaux lançaient leurs cris joyeux. Soudain, le père Joanny secoua sa torpeur et, d’une voix où perçait l’émotion, il intima l’ordre à Saïd de se mettre en route. Le khammès fit claquer son fouet et, après un « dia » retentissant, les bœufs tendirent les jarrets. Le chariot s’ébranla dans la direction du village.

À Giombalin, tandis que Saïd se chargeait de déposer les colis à la gare, le père Joanny allait dire adieu à tous ses amis. La bonne Madame Rambault, lorsqu’elle le vit venir à elle, s’exclama avec exubérance :
- Alors ! père Joanny… vous êtes bien décidé à nous quitter ?... Vous le regretterez.. C’est moi qui vous le dis !... Votre femme repose ici… Vous ne pouvez l’abandonner !
- Bah ! répondit-il, qui sait !...on verra bien !...

Cette intrépide commerçante qu’était la mère Rambault, très alerte malgré ses soixante-douze ans, avait, quarante ans auparavant, créé le premier magasin général du village. Combien de fois, elle-même, n’avait-elle pas failli jeter le manche après la cognée ; tout plaquer, comme elle disait, pour s’en retourner vivre dans cette Franche Comté dont elle était issue ; mais, toujours un lien mystérieux l’avait retenue. Était-ce le soleil ?... cette magie venue de l’Orient… ou bien quelque chose d’indéfinissable qui flottait dans cet éther saturé d’épices ; par-dessus tout, bien sûr, le rôle conscient du pionnier qui marque si profondément la présence française dans nos colonies.

Pourtant, la mère Rambault lut dans les yeux du père Joanny cette ferme résolution de quitter le pays. Elle la sentit davantage lorsqu’il lui serra la main à en faire craquer les phalanges.

Le vieux colon prit congé de ses amis, le sourire stéréotypé sur les lèvres. Il monta précipitamment dans une auto, au côté de son fils, et ils filèrent tous deux vers Tunis. Son second fils et Saïd devaient les rejoindre directement à l’embarcadère. Le père Joanny s’attarda dans les principales artères de la ville. Il regardait intensément tous ces endroits qui lui étaient familiers, avec le vif désir d’en conserver longtemps cette dernière vision. Il s’engagea dans l’avenue de France jusqu’à la Compagnie Générale Transatlantique où il retira son billet de passage. Enfin, toutes formalités accomplies, il prit le chemin du port.

Le courrier postal Ville de Tunis, arrivé la veille au soir, était accosté au quai nord. Il appareillait, en fin de matinée, directement sur Marseille. L’élégante silhouette de cette unité se profilait à l’horizon d’un ciel d’une pureté incomparable. Une brise légère ridait à peine la surface du lac d’El Bahira. À la coupée du pont supérieur, les garçons s’apprêtaient à recevoir la file des passagers qui venaient de s’engager sur la passerelle.
Le père Joanny pressa, tour à tour, ses fils contre sa large poitrine. Il leur recommanda Saïd qui reçut, lui aussi, l’accolade, puis, redressant sa haute taille, il gravit lentement la passerelle.

À peine avait-il atteint le pont supérieur qu’il n’eut même pas la force de suivre le garçon de cabines. Il vacilla, s’agrippa au bastingage et, sans l’aide prompte de quelques passagers, il se serait écroulé comme une masse. Le docteur du bord, mandé en toute hâte, lui donna les premiers soins. Revenu de son évanouissement, il fut mis sur une civière et transporté en clinique.

Dans une chambre, au pied d’un lit, les deux fils, anxieux, attendent une réaction de leur père. Ce dernier, en dépit des protestations du médecin, leur fit signe d’approcher. D’une voix presque éteinte, coupée par une respiration haletante, il proféra ces quelques paroles :
- Mes enfants… Je sens mes forces s’en aller… Je n’ai… guère longtemps… à vivre… Mon pauvre cœur… est épuisé. Mais… vous me voyez… heureux… à l’idée de mourir… sur… la terre… tunisienne… Dieu… n’a… pas voulu que… je m’en éloigne… Qu’il soit… loué.
Ce fut tout et le père Joanny tomba dans une complète prostration. Quelques jours après, par une matinée ensoleillée, il rendait le dernier soupir. Le visage empreint d’une grande sérénité, il semblait déjà sourire à un nouveau domaine où les blés sont éternellement dorés sous la lumière divine.