Sur un tertre du cimetière, une petite croix blanche est cachée par les herbes. Fixée au socle, une plaque de métal ternie par les intempéries porte une inscription laconique :
Joseph D…
s/s COLOMBIE
10-1-1923
12-11-1942

José, comme on l’appelait là-bas, était du pays des vrais marins ; natif de cette Bretagne où les hommes bien trempés sont imprégnés de sel. Il était le benjamin d’une famille de quatre garçons, tous mariés et naviguant aux quatre coins des océans. Le père avait trouvé la mort dans un accident de pêche. La vieille mère restait accrochée au roc, dans l’attente des nouvelles de ses gars. Le petiot allait la quitter ; comme pour ses aînés, elle s’était faite à ce départ.

Un matin, il se trouvait devant elle : torse bombé, sac marin le long du dos. Un dernier baiser, un large sourire à ses amis, il partait vers son destin. Dans le train qui roulait depuis Plouezec, il dodelinait doucement de la tête en fermant les yeux. Il concentrait les souvenirs de sa plus tendre enfance : ses ébats sur la grève, autour des filets de pêcheurs ; ses escapades dans les sentiers bordés d’ajoncs et de genêts ; les messes du dimanche dans son bel habit rouge d’enfant de chœur ; les processions au Calvaire, ses premières leçons à l’école du village ; puis, enfin, sa vocation héréditaire pour les choses de la mer. Ces images se déroulaient comme sur un écran où, toujours juxtaposé, figurait le grand navire qui l’emporterait vers les mers lointaines.

Enrôlé sur un cargo en partance de Lorient, il navigua pendant deux ans sur une ligne « Afrique du Nord ». Il poursuivait son noviciat avec amour, avec confiance. Un jour, le commissaire du paquebot Colombie voit arriver à son bord un mousse solide pour un adolescent. Il examine ses papiers, le regarde du coin de l’œil : « Ça va, mon gars ! Je vois que tu as déjà bourlingué ». Une lueur de fierté passe dans ses grands yeux où se reflète un coin du ciel de Bretagne.

De l’équipage, il était l’enfant gâté. Son sourire juvénile, sa gaîté forçaient la sympathie. On ne trouvait pas son pareil pour l’astiquage des cuivres, ce qui avait contribué à attirer sur lui l’attention du commandant. « Alors, petit, des nouvelles du pays ? » lui demandait-il à chaque escale. José redoublait d’ardeur au travail, bien décidé à tenir sa place dans l’équipe du pont.

Un matin du mois d’octobre 1941, les imposantes silhouettes des paquebots Marrakech et Colombie se profilaient à l’horizon du golfe de Bône. Pour des raisons de sécurité, ces deux unités étaient venues jeter l’ancre dans ce port ; elles devaient y rester jusqu’au moment des durs événements de novembre 1942.

Las d’un séjour trop prolongé, les membres des équipages avaient fait venir leurs familles. Quand il en était encore temps, femmes et enfants, quittant la Normandie, la Bretagne, le Midi, étaient venus s’installer dans des meublés, des chambres exiguës, où s’entassaient literie et vaisselle de fortune.
José en avait éprouvé une certaine tristesse. Il aurait bien voulu sa vieille mère près de lui. Hélas ! à son âge, lui faire abandonner la chaumière, il ne fallait pas y songer. Les jours s’écoulaient, bourrelés d’anxiété. La Résistance était déjà implantée en Bretagne. José devenait soucieux. Le maître d’équipage, un Breton comme lui, le surprenait souvent à l’avant du navire, le dos appuyé au bastingage. Il regardait fixement l’horizon et croyait voir, là-bas, un petit port avec ses barques de pêcheurs, une chaumière peut-être menacée.
- Alors, mousse, c’est-y qu’t’aurais le cafard ?
- J’suis tourmenté, Maître, à cause de la mère.
- Qu’est-ce qui m’a fichu un moussaillon pareil ! Allez, ouste ! Au travail !
Il le rudoyait, le bousculait ; c’était sa manière pour tenter de chasser l’obsession.

Tout se passait maintenant dans l’attente des événements qui se préparaient en silence. Les cœurs étaient oppressés. Les opérations de débarquement étant combinées sur tous les points de la France et de l’Afrique du Nord, le drame allait se jouer dans l’ombre des côtes battues par les mers.

En novembre 1942, les héros du corps de débarquement prenaient contact avec ceux, non moins courageux, de la Résistance. Alors qu’en Alger, les premiers détachements faisaient irruption, Bône connaissait déjà une première alerte matinale suivie d’un lâcher de bombes sur une voie ferrée. L’après-midi du 12, deux ou trois bombardiers déversaient leur terrible chapelet sur un immeuble populeux d’un vieux quartier de la ville. Une des bombes éclatait au quai nord. Le navire Colombie essuyait l’explosion sans grand dommage. Malheureusement, sur le pont, une forme s’agitait pour gagner l’abri le plus proche. José n’avait pas atteint la coupée qu’un éclat le frappait inexorablement en pleine poitrine. Au mépris du danger, des hommes se précipitaient à son secours. Soulevé doucement, placé sur une civière, il était transporté dans un hôpital. Sur son lit, le visage blême, il regardait son commandant avec des yeux déjà vitreux.
Il ne put proférer qu’un mot : « Com…man…dant… »
- Courage, mon petit gars ! Tu la reverras, ta Bretagne.

Ce fut tout ; il rendait le dernier soupir par une nuit lourde d’angoisse. Il n’avait pas vingt ans. Le lendemain après-midi, entre deux alertes, il fut conduit à sa dernière demeure. Seuls le commandant, deux officiers du bord, un représentant de l’Armement suivaient le convoi.

Il fut mis en terre hâtivement, quelque part, à l’endroit où, sur un tertre, une petite croix blanche est cachée par les herbes. Fixée au socle, une plaque de métal ternie par les intempéries porte une inscription laconique :
Joseph D…
s/s COLOMBIE
10-1-23
12-11-1942.