Ce matin-là, le père Salvo se trouvait dans un état d’agitation tel que ses proches, rassemblés dans la petite cour de la ferme, n’osaient faire un geste, ni proférer une parole dans la crainte d’exciter son courroux.

Depuis longtemps, ce vieux Maltais, brave homme de maraîcher dur au travail, âpre au gain, témoignait de la défiance à l’égard des curieux. Il avait ses raisons…

Sa maisonnette, dressée presque en bordure du chemin de l’abbé Leroy et au pied de la colline de Saint-Augustin, était entourée de quelques arpents de terre plantés en légumes, en arbres fruitiers et dans le voisinage immédiat des fouilles d’Hippone. Cette mitoyenneté ne laissait pas de l’ennuyer beaucoup, parce que tous les visiteurs de passage – ces fouilleurs comme il les appelait – ne manquaient pas de risquer un œil par-dessus son enclos et d’émettre des hypothèses, à haute et intelligible voix, sur les richesses archéologiques enfouies sous ses tomates et ses néfliers. Aussi jurait-il à qui voulait l’entendre, sans grande conviction du reste, que rien n’existait là-dessous. Sa terre était bonne, certes !... Une terre romaine… et après ?

« Je sais bien, disait-il, qu’ils voudraient me voir au Diable !... Me faire abandonner un lieu béni du grand Saint-Augustin ». Et son humeur allait croissant depuis qu’un matin l’éminent directeur des fouilles d’Hippone avait assisté, en personne, à la pause d’un panneau officiel dont l’inscription ne laissait plus de doute sur les perspectives de recherches ultérieures au plus profond des surfaces environnantes.

Ce matin-là, disais-je, le vieux maraîcher attendait, anxieusement, notre archéologue pour l’entendre sur une question d’expropriation à plus ou moins longue échéance. Le premier contact ne fut pas très chaud. Le père Salvo regarda, d’abord dédaigneusement, la main que lui tendait cet homme distingué, puis, la saisissant entre ses doigts calleux, il la serra à en faire craquer les phalangettes. Le visiteur comprit qu’il lui faudrait aborder la question avec beaucoup de circonspection.
- Mon bon ami, dit-il, je viens vous demander conseil sur des travaux dont j’ai la charge ; mais, auparavant, j’aimerais savoir si cette terre que vous piochez, bêchez, creusez depuis toujours ne vous aurait pas révélé quelque surprise. Me comprenez-vous ?...
Le père Salvo sourcilla l’espace d’une seconde, puis, enfonçant sa casquette jusqu’aux oreilles, il répondit d’une voix rude :
- J’ai compris !... Les fouilles !... Un morceau de marbre par-ci, peut-être un bras… une tête par-là… Pas vrai ? Non, Monsieur le savant… Pas ça… Vous entendez ?
Et, faisant craquer un de ses ongles contre les incisives, il avait tourné les talons.

Le père Salvo dissimulait mal son inquiétude et son regard semblait étrange chaque fois qu’il s’arrêtait devant un vieux puits abandonné, tout près de son enclos, d’où s’exhalaient des relents d’eau stagnante. Un secret demeurait là, pour sûr, et qui remontait à plusieurs années, à une époque où l’on avait parlé, sérieusement, d’une extension des fouilles d’Hippone.
Quelle image encore vivace pour lui que ce petit jour d’un été de 1930 lorsque, levé comme à l’accoutumée pour soigner ses bêtes, il s’était dirigé, ensuite, au fond de son jardin pour ficher en terre un pieu manquant au grillage de sa clôture. Avant de se mettre à l’ouvrage, sa prière était montée vers le grand Saint-Augustin pour le remercier de ce matin splendide qui nimbait de rose les dômes magnifiques de la Basilique.

Au milieu des vestiges encore épars, des colonnes de marbre dressaient leur fût dans un ciel serein, tandis que sur son socle, une moitié d’Apollon semblait sourire aux prémices d’une journée olympienne. Insensible à cette poésie épique, le brave homme s’était mis en devoir de placer le pieu le plus verticalement possible et de l’enfoncer à grands coups d’une massette lorsque, tout à coup, l’outil qu’il serrait fortement avait rencontré une telle résistance que le manche s’était brisé net.

Somme toute, l’incident aurait été sans importance si, du subconscient de notre homme, n’avait jailli soudain l’éclair d’un souvenir. Bien qu’assez ignare en la matière, mais de par sa position voisine des fouilles, souvent il avait prêté une oreille distraite aux explications alambiquées des idoines ou des néophytes sur la beauté des vestiges grecs et romains. Aussi, l’affectation, la sincérité qu’y mettait tel pour s’extasier sur les mosaïques de la salle des sacrifices et des chapiteaux phéniciens à grandes feuilles de lotus ou encore, tel autre, pour vanter ce Triomphe d’Amphitrite, tout cela l’avait laissé indifférent. Ce qui lui était revenu vivement à la mémoire, après le choc dont nous avons parlé, c’était surtout cette histoire de statue d’argent qui aurait été élevée par l’Hipponéen Salvius à l’empereur Adrien. Ces noms, bien sûr, il les avait oubliés. Seul le métal avait réveillé sa convoitise.

Alors, qu’aurait-il fait sinon d’attendre la nuit venue pour se mettre en mesure de déchausser son pieu, puis de saper, creuser à en perdre haleine, jusqu’à ce qu’il eût dégagé, d’une espèce de pouzzolane, non pas l’objet qu’il cherchait, mais une masse assez informe qui lui avait fait lâcher un juron. Ensuite, il s’était mis à réfléchir : devait-il parler de sa découverte ou se taire à jamais ? Au jour naissant, tout était rentré dans l’ordre et, quand les cloches de la Basilique s’étaient mises en branle, à l’heure de l’Angélus, le père Salvo s’était signé dévotement.

Dès lors, bon an mal an, les récoltes l’avaient satisfait. Ses tomates, les plus belles de la région, tenaient la cote sur les marchés. Ne disait-il pas qu’elles étaient romaines ! Et voilà qu’aujourd’hui, après de longues années de labeur, de quiétude, on lui reparlait d’expropriation, de translation, que sais-je encore… Ces mots, qui sonnaient étrangement, influaient à tel point sur son caractère qu’à quelques jours de là le révérend de la Basilique, qui exerçait une influence prépondérante sur ses ouailles, devait s’inquiéter de l’air ténébreux du père Salvo.

Un dimanche, donc, à l’issue du premier office, le prêtre s’avança en souriant vers son pécheur et, à brûle-pourpoint, lui dit, en maltais :
- Est-ce vrai que tu aies manifesté quelque humeur à l’encontre d’une personne fort distinguée qui n’est animée d’aucun sentiment contre toi ?...
Le révérend n’avait rien ignoré de l’entretien avec l’archéologue.
- Oui, mon père… J’avoue m’être emporté ; mais, mettez-vous à ma place… Cette terre, après tout, mes parents me l’ont confiée, mes enfants y sont nés… Et, sauf votre respect, je crois que le Bon Dieu aimerait davantage de légumes et de fruits dans mon jardin que de le voir saccager pour en sortir des pierres froides.
- Erreur, mon fils, que de mêler le Bon Dieu à cette affaire ! D’ailleurs, si tu devais quitter ces lieux, ça ne serait pas sans dédommagement appréciable et, qui sait… peut-être retrouverais-tu une terre aussi riche et mieux située dans la plaine… Sans parler de la fierté que tu pourrais nourrir en t’associant, moralement, à une découverte, tout comme les « Chevilot », « Dufour », ces deux propriétaires auxquels nous devons les mosaïques, les monuments, les thermes qui demeurent la splendeur de nos ruines d’Hippone.

À cet instant, notre archéologue ne se doutait pas qu’il eût un si précieux auxiliaire en la personne du vénérable ecclésiastique.

Le dimanche suivant, le père Salvo pénétra dans le presbytère avec beaucoup d’assurance. Ayant médité, puis supputé qu’un dédommagement convenable le récompenserait de ses sacrifices, il s’était trouvé dans une meilleure disposition d’esprit envers le directeur des fouilles. Et, ma foi, au cours d’un second entretien qui se déroula sur un ton de bonhomie, le père Salvo se montra fort loquace et même, à deux reprises, il opina du bonnet quand son grave interlocuteur émit l’hypothèse de véritables trésors cachés sous sa terre.

Aussi, depuis cet accord tacite, se sentait-il plus rassuré. N’allait-il pas jusqu’à oser parler de rénover ses méthodes de cultures ? Au grand scepticisme de sa famille, il critiquait, à présent, les moyens archaïques dont il avait usé depuis toujours : cette vieille noria, par exemple, qui grinçait, pleurait au manège d’un cheval poussif. « J’attendrai, disait-il, d’être sur ma nouvelle terre pour réformer cela ». Les siens l’écoutaient, un sourire au coin des lèvres, persuadés qu’il n’ouvrirait sa bourse que pour l’acquisition d’un enclos encore plus réduit où ils continueraient à lutter dans les conditions d’autrefois.

Un beau matin de printemps, le père Salvo se retrouva tout guilleret dans son jardin turgescent de sève. Jamais il n’avait regardé d’un œil aussi attendri ces blancs amandiers qui projetaient leur ombre sur la margelle du puits ; et ce gros murier protégeant la maison des poussières du chemin. Cet arbre, il l’avait planté là pour abriter les jeux d’été de ses marmots.

Son âme était pleine de ce lieu familier. Pourtant, une vague tristesse l’envahissait peu à peu, mais il n’en laissait rien paraître. Tout d’un coup, ce fut l’obsession, la crainte, la peur du lendemain. En dépit de l’attention de ses proches, de la douce persuasion du révérend, le père Salvo devait se retrouver dans son lit, terrassé par la maladie. Nous étions à un mois de l’expropriation.

Au lendemain de l’une de ces nuits agitées, se redressant sur son séant, il allongea une main décharnée qu’il posa sur celle de sa femme. D’une voix altérée, il parla lentement :
- Marie !... Je viens de faire un rêve pénible. Tu sais… le puits abandonné près de la route…Eh bien… j’étais debout sur la margelle. Les jambes écartées, je cherchais à repousser deux mains qui brillaient comme de l’argent sous des rayons de lune. Elles avançaient… pour me saisir. Je voulais sauter… Impossible… Les pieds collés à la margelle, je faisais des efforts désespérés pour échapper à un écrasement… entre deux murailles qui se rapprochaient sur moi. Je voulais crier… Ma voix s’étouffait. Des dessins… des couleurs… dansaient devant mes yeux. Figure-toi… Marie… des petits cœurs rouges posés sur des cubes noirs… et blancs. Les cœurs saignaient… goutte à goutte… sur des feuilles d’ac… d’ac…
- D’acanthe !
- Oui ! C’est ça… Mauvais présage… Marie !
- Mais non, Salvo… c’est la fièvre !... le cauchemar… le souvenir des mosaïques… tu sais bien, celles que tu avais visitées, une fois, avec le gardien des ruines.
- Je comprends… Mais… le puits… les mains brillantes… et le savant habillé de noir qui me regardait… d’un air de reproche.
- C’est la fièvre, Salvo ! Calme-toi ! Essaie de dormir pour ne plus penser.
- Non ! Ouvre la fenêtre… Je veux voir la campagne.

Et de son lit il fouillait du regard la masse verte des oliviers de la colline, jusqu’à ce qu’il eût découvert, à travers le feuillage, la fine dentelle d’un coin des dômes de la Basilique. Alors, les yeux fixes, et dans une sorte d’engourdissement, il priait Saint-Augustin de lui venir en aide.

Un soir, sentant ses forces qui faiblissaient, il demanda le prêtre. En s’asseyant à son chevet, le révérend fut frappé de ce visage ravagé par la souffrance. Après l’avoir exhorté au courage, il reçut la confession du brave homme et se retira, satisfait du devoir accompli.

Deux jours suivants – c’était un dimanche – alors que, partout alentour, la campagne respirait la douceur, le père Salvo, entouré de sa femme et de ses enfants, rendit le dernier soupir. Les traits empreints d’une grande sérénité, il semblait déjà sourire à la vie éternelle.


À quelque temps de là, une équipe d’ouvriers s’affairait autour du puits abandonné. Le directeur des fouilles, dévoré d’impatience, sentait son agitation croître à mesure que le filin d’acier d’une poulie, placée au-dessus du puits, s’enroulait, en montant, autour du tourillon. Bientôt, une masse apparut au niveau de la margelle. D’un mouvement nerveux, l’archéologue se pencha en avant.

Au premier instant, il ne put rien reconnaître. Puis, insensiblement, il entrevit des contours et distingua plus nettement tout ce que l’ombre masquait à l’intérieur du puits. Soudain, il resta muet de surprise. Apercevant le révérend qui dévalait la colline par un chemin en lacet, il ne put retenir son enthousiasme. D’un geste sobre, mais significatif, il l’invita à presser le pas. Le prêtre, qui pressentait l’importance d’une découverte, s’approcha du groupe au moment même où le buste d’une statue était posé doucement sur le sol. Quelques reflets métalliques, sous l’éclat du soleil, le firent s’exclamer :
- C’est du vif argent ‘
- Oui, mon père, répondit le directeur des fouilles, et je crois que nous tenons le haut de la fameuse statue de l’empereur Adrien.
- En êtes-vous sûr ?
- Presque !

Les saillies de la tête de ce buste n’étaient pas très nettes. Malgré un long séjour dans le puits, l’eau n’avait pas détaché complètement une sorte d’enduit qui adhérait encore solidement aux creux de la sculpture.
- Il nous faudra quelques jours pour être définitivement fixés, dit l’archéologue. En attendant, vous me voyez assez intrigué devant cette cassure trop régulière, à mon sens, à la hauteur des hanches, et qui réduit une statue complète à la dimension d’un simple buste.
- Étrange, dit le prêtre.
- Vandalisme ! osa articuler le guide préposé aux ruines.
- Messieurs ! conclut l’archéologue, n’anticipons pas… Réjouissons-nous plutôt d’une telle découverte qui vient confirmer l’hypothèse qu’un jour prochain, nous pourrons exhumer d’autres statues au fond de galeries encore invisibles.

Comme l’avait prévu le révérend, le souvenir du père Salvo resta longtemps accroché au buste d’Adrien ; mais on ignore encore de quelle manière, par une belle nuit d’été, l’Empereur romain était passé du jardin potager dans le puits abandonné.

Ce fut là le secret du vieux maraîcher. Paix soit à son âme.